Émission du 20 septembre 2022
Mission encre noire Tome 36 Chapitre 389. Le virus et la proie par Pierre Lefebvre paru en 2022 aux éditions Écosociété. Comment faire, oui comment réussir par se faire entendre alors que tout porte à croire que c’est impossible. Transposé sur scène au Centre du théâtre d'aujourd'hui sur Saint-Denis à Montréal, du 30 novembre au 02 décembre 2022, cette lettre, Pierre Lefebvre l'adresse à un homme qui ne veut pas l'écouter. Ou du moins, par cette missive, l'auteur reconnaît son impuissance. Car, voyez-vous, tout les oppose, l'argent, la réussite, la domination ou le pouvoir ne lui inspire au mieux que de la haine et du dégoût. À l'heure où la campagne électorale bat son plein, ne ressentez-vous pas cette légère démangeaison, l’étrange bourdonnement du vide autour des débats médiatiques ? Y trouvez-vous votre place ? Mettons cartes sur table, ici, un homme n’ayant aucun pouvoir aimerait particulièrement s’adresser à ceux les possèdent tous. Pierre Lefebvre signe ici un texte magistral et indispensable. Si les mots ont encore une force, l'auteur saisie sa chance avec du style et du caractère. Ne vous y trompez-pas. Il serait malhabile de ne voir ici qu’une complainte de plus ; vous manqueriez l’essentiel. Quelque chose comme une déclaration d’amour, à la vie, à son mystère, à sa beauté. Je reçois, ce soir, Pierre Lefebvre à Mission encre noire.
Extrait:« Mon incapacité à me faire entendre de vous est sans fond. Elle n'a pas de début, ni non plus de milieu ou de fin. On dirait un océan qui recouvrirait l'entièreté de la terre, une étendue de vagues sans rivages, ni d'un bord ni de l'autre. Ça ne ressemble à rien. Mon incapacité à me faire entendre de vous n'a pas d'égal, monsieur, même si ce n'est pas tout à fait juste: son égal, son miroir, c'est votre incapacité à m'entendre. C'est pourquoi il serait peut-être concevable d'espérer malgré tout une rencontre entre nous deux, si ce n'est un échange, comme si, plus ou moins secrètement, il y avait, en passant par ce versant-là des choses, de la solidarité, ou en tout cas de la connivence. Je ne vous atteins pas, vous ne me percevez pas, mais nos impuissances respectives s'accompagnent comme le chien, le maître, l'enfant, la mère, les nuages, la pluie. Pour le dire d'une autre manière, nos mains, nos grammaires ne se rencontrent pas, mais leurs ombres s'entremêlent et n'en forment qu'une seule. Mais de l'ombre au corps, du couinement au mot, comment on le fait, le chemin ?»
Cinq filles perdues à tout jamais par Kim Fu avec une traduction de l’anglais par Annie Goulet paru en 2022 aux éditions Héliotrope. L’écho de l’hymne du camp de vacances, Au camp Forevermore résonnera encore longtemps aux oreilles de ces cinq filles âgées entre neuf et onze ans. Alors qu’elles quittent le rivage en kayak, ce jour de 1994 sur la côte nord-ouest du Pacifique, elles ne se doutent pas du cauchemardesque rendez-vous que leur réserve le destin. Au petit matin, après une nuit passée à la belle étoile sous la tente, sur une île isolée, guidées par leur monitrice, elle se retrouvent abandonnées. Si le récit de ces Cinq filles perdues au milieu de nulle part, constitue le fil conducteur, l’autrice, habilement nous convie à explorer les suites de ce traumatisme dans le continuum de vie de chacune d’entre elles. Cette tragique aventure initiatique, pour Nita, Andee, Isabel, Dina et Siobhan porte en quelque sorte, en elle, la suite du monde. Comment vont-elles surmonter cette faille originelle? Que dit de leur avenir ce qui se déroule en 1994 ? Brillamment mené, ce roman nous permet d’emprunter les sentiers tortueux de ces cinq schémas de vie, quitte à bousculer, au passage quelques certitudes. Je vous propose de visiter les coulisses de cette histoire en compagnie de sa traductrice, Annie Goulet qui est invitée, ce soir à Mission encre noire.
Extrait:« Au bout de quinze minutes, Siobhan commença à avoir mal aux épaules et remarqua que des ampoules se formaient sur ses mains mouillées. Le kayak de jan filait avec la fluidité régulière d'une machine, comme un tapis roulant dans un aéroport. Siobahn s'arrêta pour se reposer un moment et jeta un regard en arrière. D'abord, elle vit Nita, qui donnait les mêmes coups de pagaie que Jan, nets et méthodiques, ses yeux plantés sur l'horizon plutôt que sur sa pagaie, contrairement à elle. Puis, derrière Nita, Siobahn repéra les kayaks des autres groupes, leur couleur fluo reconnaissable contre le gris-vert de l'eau, le gris brun de la terre et le gris-bleu du ciel. Certaines filles chantaient et jacassaient, leurs voix lointaines rappelant le pépiement des oiseaux. Le groupe de Jan opérait en silence. Le grand groupe, c'est à dire l'ensemble des campeuses de Forevermore, commençait à se disperser Siobhan trouva cette vision alarmante. Elle aurait voulu rameuter tout le monde.»